dimanche 24 octobre 2010

Situations


"Le monde se condamne au voyeurisme devant un flux iconographique continu qui provoque la dégénérescence lente du réel. Fantasmagorique, sans profondeur ni substance, le visible perd de sa matérialité. La sophistication des logiques d'exploitation est privée de toute autre fonction que perpétuer le manque, l'impuissance stupéfaite et l'accumulation infinie de regards sans objet. Instrument du contrôle social et parodie de la structure économique dans laquelle elle s'inscrit, la photographie nourrit la transparence obscène d'un système totalitaire et ultra communicationnel. Sous couvert d'objectivité et de matérialité, elle n'a jamais été que mensonge et faux-semblants : l'espace y est amputé, le temps manipulé. Du territoire obscur entre l'événement et sa représentation, naissent les discours mystificateurs qui relient l'expérience à la conscience mais font abstraction de notre capacité à vivre. Complices de l'ordre établi, ils justifient des regards cyniques commandés par l'intérêt économique de clients, de commanditaires et de marchands. Ce qui rend urgente la mise à nu des contradictions inhérentes à la fonction du photographe documentaire, célébré pour retranscrire des réalités complexes, alors qu'il ne relate qu'une somme d'expériences. Il prétend informer, mais déforme, et participe d'une entreprise généralisée de manipulation et de propagande qui est au cœur de la part la plus sombre de la conscience contemporaine. La redéfinition du réel passe par la redéfinition de soi, mais la photographie ne se limite pas à l'expression de soi. On ne peut saisir sa logique sans revenir au contexte de la prise de vue. L'exploration de son mode de production est un outil essentiel à sa définition. Elle se définit à travers et au sein même de l'acte où elle naît, implique le sacrifice de la raison au profit de l'expérience, n'a de sens que comme retranscription d'une présence au monde, révèle notre position dans l'ordre social et physique. Seule une photographie lucide sur les conditions troublées de son expérience entre l'œil et le regard, la machine et l'inconscient, et l'impureté fondamentale de son rapport au réel et au fictif, peut traduire la scission par le mélange des corps, des sentiments, des civilisations. La photographie, art de la présence et de l'instant, ne peut être qu'une affaire de gestes. Face à l'infection spectaculaire, elle est condamnée à être subversive, asociale, érotique, immorale. Elle est le langage de l'instinct et de la jouissance contre l'ordre puritain.Elle se dérobe à la violence organisée du système, acère la conscience de la mort insidieuse et mentale que distille le pouvoir, et confronte l'ignominie révélée de la chair. De sa capacité à s'inscrire dans une réalité, à la pervertir par sa présence, dépend le sort du photographe. C'est le seul engagement possible. La dépense est un remède à la peur, à la misère physique et morale du corps sociale, au progrès économique. L'inventaire du monde est une mécanique qu'enraye l'idée de moralité et j'engage le même protocole inépuisable; traversé d'expériences dont le dénominateur commun est l'excès. Dérive narcotique et nodale, trajet inabouti du désir à la conscience. Sans attaches, rescapé d'un long périple, je collecte des images ivres, morceaux épars d'une identité aussi atomisée que les territoires que je parcours. Je m'épuise dans l'étrangeté de signes, de lieux, de langues insondables. Il n'y a ni dieu ni indulgence dans la nuit. Le corps à corps qui s'y livre est un déplacement incessant de la frontière entre les autres et moi-même. Le centre du sujet conscient et rationnel disparaît, éclaté toujours, dans l'entre-deux de rencontres éphémères. Le geste photographique devient équivalent à l'acte perceptif même. Recherche effrénée du sentiment d'appartenir à la vie, dans la vie, en vie."

4 commentaires:

  1. Trop long le commentaire. Pas le courage de lire.

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  2. Trop courte la vie. Moi je suis fan.

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  3. Caïus Détritus25 octobre 2010 à 09:50

    L'objet d'art existe-t-il par lui-même ou tient-il sont statu d'un discours ?

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  4. Tout est langage, mon ami. L'art plus que nulle autre chose. Seulement cette langue n'est pas nécessairement exprimée, incarnée, elle peut être implicite, sous-jacente et donc floue, non définie, à préciser.
    Chacun peut y projeter son discours, à condition que celui-ci soit cohérent et intéressant ; il n'y a pas de vérité en art.
    N'oubliez pas, Barthes : «Tout refus du langage est une mort.»
    «Le langage est une peau : je frotte mon langage contre l’autre.»
    Mais ici le texte n'est pas à prendre comme commentaire de la photographie, ni comme illustration. Simplement une réflexion sur la photographie en général, une broderie sur le thème de l'intimité, le monde, la vie...

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