mercredi 24 novembre 2010

Une photo


Les lecteurs de l'Espresso se souviennent probablement de la retranscription de l'enregistrement des dernières  minutes de Radio Alice, pendant que la police enfonçait la porte. Beaucoup ont dû être frappés par le fait que l'un des speakers, tandis qu'il racontait d'une voix tendue ce qui se passait, essayait d'en rendre l'idée en se référant à une scène de film. La situation d'un individu en train de vivre une scène assez traumatisante comme s'il était au cinéma était tout à fait singulière.
                Il ne pouvait y avoir que deux interprétations. L'une, traditionnelle : la vie est vécue comme une œuvre d'art. L'autre nous oblige à quelques réflexions supplémentaires : c'est l'œuvre visuelle (le cinéma, la vidéo, l'image murale, la B.D., la photo) qui fait désormais partie de notre mémoire. Cette interprétation est assez différente de la première et semblerait confirmer une hypothèque déjà avancée, c'est-à-dire que les nouvelles générations ont projeté comme composants de leurs comportements une série d'éléments filtrés à travers les médias (et certains provenant des zones les plus inaccessibles de l'expérimentation artistique de ce siècle). A dire vrai, ce n'est même pas la peine de parler de nouvelles générations : il suffit d'appartenir à la génération intermédiaire pour avoir  éprouvé à quel point le vécu (amour, peur ou espoir) est filtré à travers des images "déjà vues". Je laisse aux moralistes la condamnation de cette façon de vivre par communication interposée. Il faut simplement rappeler que l'humanité n'a jamais agi autrement et avant Nadar et les frères Lumière, elle a utilisé d'autres images tirée des bas-reliefs païens ou des miniatures de l'Apocalypse.
                Maintenant il faut prévoir une autre objection, cette fois-ci non pas de la part de ceux qui ont le culte de la tradition : ne serait-ce pas au fond un exemple désagréable d'idéologie de la neutralité scientifique que de tenter, encore et toujours, face à des comportements en acte et à des événements brûlants et dramatiques, de les analyser, de les définir, de les interpréter, de les disséquer ? Peut-on définir ce qui par définition se soustrait à toute définition ? Eh bien, il faut avoir le courage de réaffirmer encore une fois ses convictions : jamais comme aujourd'hui l'actualité politique n'a été traversée, motivée et abondamment nourrie par le symbolique. C'est faire de la politique que de comprendre les mécanismes du symbolique à travers lesquels nous bougeons. Ne pas les comprendre conduit à faire une politique erronée. Certes, réduire les faits politiques et économiques aux seuls mécanismes symbolique est une erreur : mais ignorer cette dimension l'est aussi.
                Parmi les nombreuses et graves raisons qui ont été déterminantes dans l'échec de l'intervention de Lama [au mois de mars 1977, le chef des trois confédérations syndicales italiennes, Lama, a tenté de faire un discours aux étudiants - appartenant en majorité aux groupes "autonomes" - occupant l'université de Rome, lesquels l'en ont empêché par des actions violentes (N.D.T.)] à l'université de Rome, il faut en retenir surtout une : l'opposition entre deux structures théâtrales ou spatiales. Lama s'est présenté sur un podium (bien qu'improvisé), et donc selon les règles d'une communications frontale typique de la spatialité syndicale et ouvrière, à une masse d'étudiants qui a au contraire élaboré d'autres modes d'agrégations et d'interactions, des modes décentralisés, mobiles ou en apparence désorganisés. Il s'agit d'une autre forme d'organisation de l'espace, et ce jour-là à l'université s'est produit aussi un conflit entre deux conceptions de la perspective, l'une, disons, à la Brunelleschi et l'autre cubiste. Bien sûr, on aurait tort de réduire toute l'histoire à ces deux facteurs, mais on aurait également tort de liquider cette interprétation comme un divertissement intellectuel. L'Eglise catholique, la Révolution Française, le nazisme, l'Unions soviétique et la Chine populaire, sans parler des Rolling Stones et des équipes de football, ont toujours très bien su que l'organisation de l'espace était religion, politique, idéologie. Rendons donc au spatial et au visuel la place qui leur revient dans l'histoire des rapports politiques et sociaux.
                Abordons maintenant un autre fait. Dernièrement, à l'intérieur de cette expérience variée et mobile qu'on a appelée le "mouvement", sont apparus les hommes de la P. 38 [Du nom du pistolet de calibre 38 invoqué comme instrument de justice sociale et de réalisation personnelle de la part de certaines factions des "autonomes" (N.D.T.)]. Plusieurs instances intérieurs ou extérieures au mouvement ont demandé à celui-ci de les reconnaître comme un corps étranger. On a eu l'impression qu'un refus rencontrait des difficultés et cela pour plusieurs raisons. Disons en quelques mots que beaucoup de participants au mouvement ne se sentirent pas capables de reconnaître comme étrangères des forces qui, même si elles se manifestaient de façon inacceptable et tragiquement suicidaire, semblaient exprimer une réalité de marginalisation qu'on ne voulait pas renier. En deux mots, on disait : ils se trompent, mais ils font partir d'un mouvement de masse. Ce débat était dur et épuisant.
                Et voilà que la semaine dernière, l'enchaînement de tous les éléments du débat restés jusque-là en suspens s'est précipité. Tout d'un coup, et je dis tout d'un coup parce que en l'espace d'un seul jour on a eu des rébellions décisives, l'isolement des "P. 38istes" est devenu évident. Pourquoi justement à ce moment-là ? Pourquoi pas avant ? Il ne suffit pas de dire que les événement de Milan ont impressionné beaucoup de gens, car ceux de Rome avaient été aussi impressionnants. Qu'est-il arrivé de nouveau et de différent ? Essayons d'avancer une hypothèse, en rappelant encore une fois qu'une explication n'explique jamais tout, mais fait partir d'un ensemble d'"explications étroitement imbriquées : une photo est parue.
                Dans la masse de toutes les photos parues, une, toutefois, a fait la une de tous les journaux après avoir été publiée par le Corriere d'informazione. Il s'agit de la photo d'un individu en cagoule, seul, de profil, au milieu de la rue, les jambes écartées et les bras tendus, qui tient horizontalement et avec les deux mains un pistolet. Sur le fond on voit d'autres silhouettes, mais la structure de la photo est d'une simplicité classique : c'est la figure centrale qui domine, isolée.
                S'il est permis (d'ailleurs, c'est une obligation) de faire des observations esthétiques dans des cas de ce genre, cette photos est l'une qui passeront à l'histoire et apparaîtront sur des milliers de livres. Les vicissitudes de notre siècle sont résumées par peu de photos exemplaires qui ont fait date : la foule désordonnée qui se déverse sur la place pendant les "dix jours qui bouleversèrent le monde" ; le milicien tué de Robert Capa ; les marines qui plantent un drapeau dans un îlot du Pacifique ; le prisonnier vietnamien exécuté d'un coup de pistolet à la tempe ; Che Guevara martyrisé, étendu sur le lit de camp d'une caserne. Chacune de ces images est devenue un mythe et a condensé une série de discours. Elle a dépassé les circonstances individuelles qui l'ont produite, elle ne parle plus de ce ou de ces personnages individuels, mais exprime des concepts. Elle est unique, mais en même temps elle renvoie à d'autres images qui l'ont précédée ou qui l'ont suivie par imitation. Chacune de ces photos semble être un film que nous avons vu et renvoie à d'autres films. Parfois il ne s'agissait pas d'une photo, mais d'un tableau ou d'une affiche.
                Qu'a "dit" la photo du tireur de Milan ? Je crois qu'elle a révélé tout d'un coup, sans besoin de beaucoup de déviations discursives, quelque chose qui circulait dans beaucoup de discours, mais que la parole n'arrivait pas à faire accepter. Cette photo ne ressemblait à aucune des images qui avaient été l'emblème de l'idée de révolution pendant au moins quatre générations. Il manquait l'élément collectif, et la figure du héros individuel y revenait de façon traumatisante. Ce héros individuel n'était pas celui de l'iconographie révolutionnaire, qui a toujours mis en scène des hommes seuls dans des rôles de victimes, d'agneaux sacrifiés : le milicien mourant ou le Che tué, justement. Ce héros individuel, au contraire, avait l'attitude, l'isolement terrifiant des héros de films policiers américains (le Magnum de l'inspecteur Callaghan) ou des tireurs solitaires de l'Ouest, qui ne sont plus aimés par une génération qui se veut une génération d'Indiens.
                Cette image évoquait d'autres mondes, d'autres traditions narratives et figuratives qui n'avaient rien à voir avec la tradition prolétaire, avec l'idée de révolte populaire, de lutte de masse. D'un seul coup elle a produit un syndrome de rejet. Elle exprimait l'idée suivante : la révolution est ailleurs et, même si elle est possible, elle ne passe pas à travers le geste individuel.
                La photo, pour une civilisation habituée à penser par images, n'était pas la description d'un cas singulier (et en effet, peu importe qui était le personnage, que la photo d'ailleurs ne sert pas à identifier) : elle était un raisonnement, et, dans ce sens, elle a fonctionné.
                Il importe peu de savoir s'il s'agissait d'une pose (et donc d'un faux) : si elle était au contraire le témoignage d'une bravade consciente ; si elle a été l'œuvre d'une photographe professionnel qui a calculé le moment, la lumière, le cadrage ; ou si elle s'est faite presque toute seule, tirée par hasard par des mains inexpérimentées et chanceuses. Au moment où elle est apparue, sa démarche communicative a commencé : encore une fois le politique et le privé ont été traversés par les trames du symbolique, qui, comme c'est toujours le cas, a prouvé qu'il était producteur de réel.
Espresso, 1977.
in La Guerre du faux, Umberto Eco

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