jeudi 24 mars 2011

Condensé et notes sur La chambre claire

  DEUXIEME PARTIE

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Roland Barthes ouvre cette partie par la quête de la "bonne photo" de sa mère décédée, c'est-à-dire photographiquement bonne et qui lui permettrait de faire revivre le visage aimé ; une photo qui pourrait plaire à des gens qui n'ont aucun affect pour sa mère : une photographie qui serait à la fois intime et universalisable.
Par ce désir de transcender le moment intime, Barthes semble anticiper sur le travail d'une génération de photographes dont le travail portera justement sur la mémoire de l'instant et l'esthétisation de la vie quotidienne, génération notamment représentée par Nan Goldin.

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Barthes remarque que la pénétration de la photographie lui est interdite par la force de l'Histoire dont la photographie serait le révélateur ("l'Histoire c'est simplement ce temps où nous n'étions pas nés") ; l'Histoire nous sépare des photos, nous éloigne, tire ceux que nous connaissions vers un passé qui nous est inconnu. Je suis stupéfait de voir mes familiers autrement, c'est-à-dire extérieurement différents, parce la photo montre d'abord, montre surtout et exacerbe l'enveloppe extérieure des choses.

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Reconnaître quelqu'un sur une photo c'est souvent reconnaître un morceau de cette personne, et non pas son être-même ; la photographie ne donne jamais l'essence d'une chose, si fort qu'on la désirât, mais toujours une interprétation de la réalité : l'image, jamais l'absolu.

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Malgré tout, l'essence d'une personne peut s'exprimer dans une expression saisie au vol, "l'expression vraie", le trait intime hors jeu, hors système et hors monde qui résume, qui caractérise si précisément et si clairement une individualité en un éclair si difficile à exprimer par des mots.
Barthes trouve finalement l'essence de sa mère qu'il recherchait si follement dans une image qui réalise alors "la science impossible de l'être unique".

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J.J. Goux, dans une interprétation freudienne de l'image par la religion explique que le judaïsme a refusé l'image pour ne pas risquer d'adorer la Mère tandis que le christianisme, rendant possible la représentation, avait dépassé la Loi au profit de l'Imaginaire. Fasciné comme Barthes par la photo d'une personne disparue, on s'abandonne ainsi à l'Image, à l'Imaginaire.

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L'essence-même de la photo, son noème, sa caractéristique la plus forte est sa co-naturalité avec le référent ; le référent photographique est la chose nécessairement réelle qui a véritablement été placée devant l'appareil. Je ne peux jamais nier que la chose a été là, chose qui prend alors une double position : de réalité et de passé.
Cependant, le référent photographique, le sujet de la représentation, peut être fondamentalement différent du référent subjectif, c'est-à-dire l'objet que la photo donne à voir et donne à penser. Le gouffre qui sépare le sujet - réel - de l'objet - subjectif - révèle un mécanisme fondamental du rapport de l'homme au monde et ouvre une dichotomie majeure dans son rapport à la photo : le réel - parfois tragique, parfois grave, et toujours politique - et sa nécessaire interprétation (c'est-à-dire sa nécessaire imagination et création, l'art).
Enfin, l'émotion de la photographie est unique et paradoxale puisqu'elle tend à mêler le sentiment de la vérité de l'interprétation d'une chose à la preuve tangible de son existence.

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La seconde chose qui fonde la nature photographique, c'est la pose, l'instant immobilisé. C'est la grande différence avec le cinéma : "quelque chose s'est posé", en photographie, contre "quelque chose est passé", au cinéma. Cette différence établit une phénoménologie différente, un art différent.
On peut souligner aussi l'autre grande différence entre photographie et cinéma : l'immobilité non pas du sujet photographique (qui, au fond, peut aussi "être passé" et n'avoir laissé qu'une trainée de grains) mais du médium lui-même : la photographie se présente comme la peinture, comme une véritable "œuvre" tandis que le cinéma, en mouvement et en durée, s'apparente par son récit, par sa diffusion et sa réception à la littérature (qui ignore aussi l'Objet et offre seulement un contenu).
La photographie n'est jamais métaphorique, elle certifie d'une existence passée et d'une présence réelle : c'est pourquoi la photo peut devenir nostalgique, quand elle représente des proches morts, ou horrible quand elle montre des cadavres (elle certifie la présence dans le monde, dans la vie, de ce qui est précisément pour nous le symbole de la mort). La photo introduit une confusion perverse entre le Réel et le Vivant, comme contredisant l'expérience existentielle d'Héraclite (je peux regarder deux fois le même visage). Pire encore, déportant le réel vers le passé, la photo suggère qu'il est déjà mort. La photo semble rendre possible la diffusion de la preuve expérimentale ("preuve-selon-St-Thomas") ; mais cette absence potentielle de médiateur, de méthode et la certitude de réalité rendent dangereuses ces images, qui sont toujours une interprétation de la réalité, pour un public non initié.

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La photographie n'est absolument pas proustienne parce qu'elle ne remémore pas le passé, elle atteste seulement que quelque chose a été. Elle induit cependant un vertige du temps, du lieu et du corps dont elle est directement une émanation ; et, devant une photo de foule à tel lieu ou telle date je peux me dire "Peut-être j'y étais ; peut-être j'y suis", peut-être cette photo contient un peu de moi, un peu des photons que j'ai envoyé et que la photo a piégés. Cet étonnement d'avoir été là à ce moment, et d'être ici sur une image rappellent encore la présence immédiate que pose la photo, présence à la fois d'ordre politique (je participe aux événements par l'image) et métaphysique.

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La photographie crée un objet d'un nouvel ordre : ni image, ni réel, un être nouveau et qu'on ne peut pas toucher, entre deux temps, deux lieux, deux objets.

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Contrairement au cinéma, la photo rompt avec le "style constitutif", elle est "sans avenir", elle ne présume pas que l'expérience continuera constamment, et c'est là son pathétique.
La photo n'est pas dialectique, elle ne convertit pas l'émotion, la tristesse du deuil, la contemplation : je contemple le théâtre mort de la mort (l'immobilisation du temps ne se donne que sous un mode excessif, monstrueux)
La photo bloque le souvenir, et devient un anti-souvenir : elle exorbite le sujet et emplit de force la vue alors qu'en elle rien ne peut se refuser ni se transformer.

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La photo a quelque chose à voir avec le "crise de mort" qui commence au XIXème siècle ; aujourd'hui, c'est la façon que nous avons d'assumer la mort qui n'est plus dans l'ordre du religieux. Avec la photo, la mort devient asymbolique, hors religion, hors rituel, nous entrons dans "la mort plate" : horreur profonde de la mort, justement, sa platitude, son "rien à dire", rien à dire de la photo d'un être cher disparu que l'on ne peut approfondir ou transformer. Nous ne faisons que parler de ce "rien à dire".

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La pensée de la mort est inséparable de la photo, elle nous fait revivre l'angoisse de la mort même si celle-ci à déjà eu lieu. Le temps de la pose vient bousculer mon temps de spectateur.

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Le mode de lecture d'une photo est un mode privé, et donc le mode de réception des photographies même les plus impersonnelles (par exemple un reportage) est privé : l'âge de la photo correspond précisément à l'irruption du privé dans le public, ou d'une nouvelle valeur sociale : la publicité du privé.

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Parfois, dans une visage, la photo fait apparaître ce qu'on ne perçoit jamais, un trait, un air de quelqu'un. La photo donne une vérité morcelée et qui tient du lignage, de la génétique ; cette identité, cette filiation est plus rassurante, plus forte, plus apaisante que l'identité civile, mais en même temps elle souligne malignement les différences entre les membres d'une même famille.

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Blanchot disait que l'image doit être toute dehors, accessible et cependant mystérieuse, sans signification mais appelant la profondeur de tout sens possible. Si l'on n'approfondit pas la photo, c'est justement à cause de sa force d'évidence qui bloque en nous l'interprétation.

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Lorsqu'il s'agit de la photo d'un être, et qui plus est d'un être aimé, l'enjeu est totalement différent : puisque la photo authentifie son existence, je veux retrouver cette personne en entier, c'est-à-dire en essence. La photo devient douloureuse parce qu'elle ne peut pas répondre à ce désir fou que par quelque chose d'indicible et d'évident : "l'air". L'air est comme le supplément intraitable de l'identité, peut-être est-il le reflet d'une valeur de vie : une photo d'Avedon nous fait lire un air de bonté. Quoiqu'il en soit, l'air nous permet de retrouver en photo une personne que nous avons connue et aimée.

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La photo accomplit la confusion inouïe de la réalité(cela a été) et de la vérité (c'est ça !), elle porte l'effigie  à ce point fou où l'affect est garant de l'être.

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L'évidence du noème de la photographie peut être sœur de la folie : la photo est une évidence poussée, comme si elle caricaturait l'existence de ce qu'elle représente. L'image, en phénoménologie, est un néant d'objet. La folie de la photo est de nous assurer du passé sans relais, immédiatement ; la photo devient alors un medium bizarre, une nouvelle forme d'hallucination. Image folle, frottée de réel.
L'émotion photographique a toujours quelque chose à voir avec la souffrance d'amour, ou plus précisément avec le sentiment de Pitié.

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La société s'emploie à assagir la Photographie, à tempérer la folie qui la menace en en faisant d'abord un art, car aucun art n'est fou, ou encore en généralisant la photographie, en la grégarisant, en la banalisant : par ce biais, la société transforme nos vies en images et elle déréalise complètement le monde humain des conflits et des désirs comme dans ces boites de porno où le vice n'est plus présent qu'en image, où la jouissance passe par l'image. L'ennui nauséeux du monde qui s'en dégage appelle le cri des anarchismes, marginalismes et individualismes : abolissons les images, sauvons le désir immédiat !
On peut assagir la photo si son réalisme reste un réalisme relatif, tempéré par des habitudes esthétiques ou empiriques ; mais si ce réalisme est absolu, la photographie reste folle et retourne le cours du Temps dans un mouvement propre qu'on appellerait alors l'extase photographique.

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