samedi 1 janvier 2011

La revanche de l'immortel

 Pour les puristes, le texte intégral de Duhamel :

"C’est un divertissement d’ilotes, un passe-temps d’illettrés, de créatures misérables, ahuries par leur besogne et leurs soucis. C’est, savamment empoisonnée, la nourriture d’une multitude que les Puissances de Moloch ont jugée, condamnée et qu’elles achèvent d’avilir.
Un spectacle qui ne demande aucun effort, qui ne suppose aucune suite dans les idées, ne soulève aucune question, n’aborde sérieusement aucun problème, n’allume aucune passion, n’éveille au fond des cœurs aucune lumière, n’excite aucune espérance, sinon celle, ridicule, d’être un jour « star » à Los Angeles.
Le dynamisme même du cinéma nous arrache les images sur lesquelles notre songerie aimerait s’arrêter. Les plaisirs sont offerts au public sans qu’il ait besoin d’y participer autrement que par une molle et vague adhésion. Ces plaisirs se succèdent avec une rapidité fébrile, si fébrile même que le public n’a presque jamais le temps de comprendre ce qu’on lui glisse sous le nez. Tout est disposé pour que l’homme n’ait pas lieu de s’ennuyer, surtout ! Pas lieu de faire acte d’intelligence, pas lieu de
discuter, de réagir, de participer d’une manière quelconque. Et cette machine terrible, compliquée d’éblouissements, de luxe, de musique, de voix humaines, cette machine d’abêtissement et de dissolution compte aujourd’hui parmi les plus étonnantes forces du monde. J’affirme qu’un peuple soumis pendant un demi-siècle au régime actuel des cinémas américains s’achemine vers la pire décadence. J’affirme qu’un peuple hébété par des plaisirs fugitifs, épidermiques, obtenus sans le moindre effort intellectuel, j’affirme qu’un tel peuple se trouvera, quelque jour, incapable de mener à bien une œuvre de longue haleine et de s’élever, si peu que ce soit, par l’énergie de la pensée. J’entends bien que l’on m’objectera les grandes entreprises de l’Amérique, les gros bateaux, les grands buildings. Non! Un building s’élève de deux ou trois étages par semaine.
Il a fallu vingt ans à Wagner pour construire la Tétralogie, une vie à Littré pour édifier son dictionnaire. Jamais invention ne rencontra, dès son aurore, intérêt plus général et plus ardent. Le cinéma est encore dans son enfance, je le sais. Mais le monde entier lui a fait crédit. Le cinématographe a, dès son début, enflammé les imaginations, rassemblé des capitaux énormes, conquis la collaboration des savants et des foules, fait naître, employé, usé des talents innombrables, variés, surprenants. Il a déjà son martyrologe. Il consomme une effarante quantité d’énergie, de courage et d’invention. Tout cela pour un résultat dérisoire. Je donne toute la bibliothèque cinématographique du monde, y compris ce que les gens de métier appellent pompeusement leurs « classiques », pour une pièce de Molière, pour un tableau de Rembrandt, pour une fugue de Bach...
Toutes les œuvres qui ont tenu quelque place dans ma vie, toutes les œuvres d’art dont la connaissance a fait de moi un homme représentaient, d’abord, une conquête. J’ai dû les aborder de haute lutte et les mériter après une fervente passion. Il n’y a pas lieu, jusqu’à nouvel ordre, de conquérir l’œuvre cinématographique. Elle ne soumet notre esprit et notre cœur à nulle épreuve. Elle nous dit tout de suite tout ce qu’elle sait. Elle est sans mystère, sans détours, sans tréfonds, sans réserves. Elle s’évertue pour nous combler et nous procure toujours une pénible sensation d’inassouvissement. Par nature, elle est mouvement; mais elle nous laisse immobiles, appesantis et comme paralytiques.
Beethoven, Wagner, Baudelaire, Mallarmé, Giorgione, Vinci – je cite pêle-mêle, j’en appelle six, il y en a cent, voilà vraiment l’art. Pour comprendre l’œuvre de ces grands hommes, pour en exprimer, en humer le suc, j’ai fait, je fais toujours des efforts qui m’élèvent au-dessus de moi et qui comptent parmi les plus joyeuses victoires de ma vie. Le cinéma parfois m’a diverti, parfois même ému ; jamais il ne m’a demandé me surpasser. Ce n’est pas un art, ce n’est pas l’art."


Georges Duhamel, Scènes de la vie future

6 commentaires:

  1. Qu'y a-t-il de commun entre la musique et l'architecture ?
    Je ne crois pas qu'il y ait "une émotion esthétique", mais je crois que le cinéma peut très bien apporter et provoquer une réflexion au spectateur ; le nombre de ces spectateurs importe peu, puisqu'on parle du médium en tant que tel, dans son principe je dirais, et non pas d'audimat.
    Il est certain qu'il y a, qu'il y a toujours eu et qu'il y aura toujours plus de merdes que de véritables oeuvres d'art, et encore heureux. Mais c'est pas pour autant qu'on doit en vouloir à l'art, au cinéma ou à la photo ou au théâtre ou que sais-je.
    Ceci dit, encore heureux qu'on puisse dire que ceci ou cela est ou n'est pas du "bon" rap ou du "mauvais" cinéma.

    Pour Rrrrr, je trouve ta définition de l'art un peu légère : comment tu définis le concept de sens ? Est-ce que le tatouage c'est de l'art ?

    Le texte entier de Duhamel me semble intéressant car pertinent à certains endroits, il ne faut pas mépriser ses arguments qui sont de vrais arguments. Ce qui me trouble le plus est le fait que le cinéma semble bien être "plus facile" que d'autres arts. Mais je dis que cela dépend. Un Godard, un Nolan ou un Jean Eustache peuvent être aussi compliqués qu'une pièce de Beaumarchais ou qu'une chanson de Brassens.

    La question de la difficulté (de la création ou de la perception) est intéressante, mais elle n'est pas forcément déterminante pour tout. On ne juge pas un tableau à la difficulté qu'on a eu pour le faire ou pour le regarder (sinon l'art conceptuel sort grand vainqueur).

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  2. De plus en plus d'accord avec Duhamel, qui pourtant n'est pas mon auteur de chevet. Ce qui fait l'art, selon moi c'est la profondeur - pas forcément la complexité, la profondeur. On n'y discerne jamais tout, ni même pas facilement l'essentiel, car tout est essentiel, en art. Dans le cinéma, tout est donné, et il n'y a rien d'essentiel. Un film serait le même quoiqu'on lui ôte, acteur, scénario, décor... Rien n'est absolument nécessaire. Retire un mot à Racine, il n'y a plus rien. Le cinéma est un spectacle. L'art peut aussi être un spectacle. En aucun cas il ne saurait n'être qu'un spectacle. La société du spectacle a gommé ces petites nuances hélas, et il nous reste bien peu d'intellectuels véritables pour nous la rappeler.

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  3. Non tout n'est pas donné dans le cinéma. Chaque plan est une photo, chaque dialogue est un texte, etc... Et l'harmonie du tout est travaillée, mais c'est vraiment très intéressant de décortiquer un film et c'est là qu'on peut comprendre sa profondeur, qu'on avait d'abord que ressentie. Je pense au final que c'est le spectateur qui a des capacités cérébrales trop faibles pour le film et que le réalisateur est obligé de simplifier certains paramètres pour mettre en relief les autres.
    Le tatouage ça peut être de l'art si il joue avec le medium qui lui est propre. En disant créer du sens, je voulais dire communiquer quelque chose qu'on ne peut pas réduire au signifié.

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  4. Je ne connais pas beaucoup d'énoncés qu'on peut réduire au signifié ; c'est le propre du langage.
    Quant à Sigmund, toujours entre socialisme et déclinisme, connait-il aujourd'hui Lambert Dousson ? Socialiste, peut-être, mais vaillant, lui au moins...

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  5. bon, créer du sens alors ça veut dire: tisser des choses. Je vois pas comment dire autrement, ça peut être créer un discours, ou créer juste des liens, ou juste décrire. Mais si ça vous dit des débats sémiologiques, je connais quelqu'un que ça ne lasse pas. Elle s'appelle Simone. Moi si, ça me lasse.

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  6. Dommage, c'était intéressant...

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