de Image et phantasmes
de Robert Castel,
article de conclusion à
Un art moyen
Un art moyen
publié sous la direction de Bourdieu
Ce qui frappe dans la photographie, et ce qui est donc intéressant, c'est qu'elle entretient un rapport très puissant et très ambivalent avec beaucoup de gens : dès l'année de son invention, elle a été à la fois reçue comme une réponse à un besoin vital et, dans le même temps, elle était violemment rejeté comme sacrilège par des intellectuels comme Baudelaire, par exemple. La photographie a toujours eu une souplesse d'usage et d'interprétation incroyable, mais aussi une résistance profonde et obstinée à une lecture unilatérale. La photographie est toujours complexe, ainsi socialement elle exprime toujours plus que ce qu'elle représente, symbolisant les valeurs profondes d'un groupe. Complexe et jamais neutre, la photographie provoque des réactions parfois hors normes parce qu'elle est l'intermédiaire entre l'objectivité officielle et le phantasme pathologique, parce qu'elle révèle l'ambivalence profonde de l'homme à son image.
I Un symbole surinvesti
Représentant la réalité, la photographie peut parfois paradoxalement s'affranchir du réel et devenir le support à une rêverie délibérée ; mais si cette rêverie est possible, c'est pour mieux répondre aux exigences du principe freudien de réalité : la photographie assume alors, à l'instar de l'imagination en général, la fonction de revanche par rapport au réel. Malgré son absolue irréalité par rapport à nos perceptions, la photographie peut provoquer la rêverie grâce à son rapport particulier avec la présence et l'absence : en effet, la photographie est ce médium qui montre, par un objet présent, un objet absent en tant qu'il est absent ; dans un vertige temporel, la photographie exige un rapport au temps très élaboré puisqu'elle représente un moment présent à l'instant où il bascule dans le passé.
La photographie est aussi un choix volontaire, un tri conscient dans le champ de la perception ; elle est alors une classification volontaire du passé, de ce qui est digne d'être conservé, de ce qui est donc perçu comme digne d'être photographié, selon des normes idéologiques, éthiques et esthétiques : elle exprime un jugement d'importance, elle est le symbole d'un ethos de groupe.
Mais la photographie n'est pas un moyen de représentation comme les autres, on découvre à son égards des résistances profondes : par exemple, le scandale provoqué par les premières photos de nus, pourtant en tout point semblables aux peintures et aux sculptures, révèle l'aspect agressif de la photographie, comme si elle véhiculait plus de signification que la peinture, ou comme si, objet plus familier, on ne parvenait plus à distancier assez la photographie. En fait, ce n'est pas l'objectivité qu'exprime la photographie, c'est l'authenticité : la photographie ne reproduit pas un événement, elle le fixe, c'est-à-dire qu'elle a réussi à supprimer l'étape de la reproduction intentionnelle (l'intentionnalité est alors rejetée avant et après l'acte de reproduction, laissée tout entière à la technique). Elle est ainsi investie d'un coefficient de réalité concrète très important, ce qui lui permet d'approcher le modèle réel le plus près possible de l'imagination.
En tant qu'elle est l'absence réelle, la présence familière et authentique de la réalité en son absence, la photographie entretient aussi un rapport ambigu avec la justice : elle peut à la fois être son alliée en tant que témoignage judiciaire et son ennemi en tant qu'elle menace le droit à l'image. Le fait même que ce concept de droit à l'image ait pu être accepté alors qu'il va à l'encontre des principes du libéralisme économique omniprésent est la preuve que la photographie touche un noyau de l'intimité qui résiste et qui peut provoquer des réactions irrationnelles, révélant le rapport conflictuel de l'homme avec son image (dans l'inconscient collectif, des mythes comme celui d'Orphée ou de Narcisse traduisent la peur de l'homme d'être mis en danger par son image). Ainsi, la photographie semble recouvrir le champ des conduites magiques les plus archaïques comme, par exemple, quand elle est utilisée comme substitut à la réalité.
II Phantasmes latents et images manifestes
Par ce biais, la photographie semble toucher aux pathologies psychanalytiques et, même si dans les faits il semble que le symbole photographique et le symbole pathologiques ne soient pas du même ordre, que le nombre de personnes qui ont effectivement des relations pathologiques graves avec la photographie est petit, ces relations logiques de cas-limites pourront par la suite nous éclairer sur le "comportement normal" que la plupart des gens entretiennent avec la photographie.
Ainsi, alors que toute pathologie de l'imagination se caractérise par la coupure chronologique du passé, la photographie est la cristallisation a-temporelle d'un événement, c'est-à-dire que dans la photographie, la temporalité fixée n'est plus un devenir, mais un discontinu sans succession, : la photographie organise en fait une temporalité détemporalisée. De même, la perversion est définie en tant que phantasme qui a perdu son caractère ludique, en tant que brouillage de la frontière entre imaginaire et réel de telle sorte que la satisfaction réelle s'accomplisse sur des objets imaginaires, notamment dans le cas de fantasmagories érotiques et fétichistes or, la photographie semble se prêter au rôle de support du fétichisme étant donné sa forte propension à déréaliser ce qu'elle représente, à le couper du réel.
La perversion sexuelle est aussi l'impuissance à socialiser son désir, et l'on comprendra aisément que la photographie pornographique, c'est l'image d'un corps sans le danger de sa liberté. La photographie favorise donc à la fois les perversions narcissiques et les perversions de l'altérité, à la fois l'exhibitionnisme et le voyeurisme.
Mais comme nous le disions, pour de nombreuses raisons, la photographie bloque l'accès aux pathologies. A l'exact milieu entre rêverie opaque et symbolisme objectif, finalement plus fantasmatique que phantasmatique, l'image photographique est intéressante parce qu'elle présente beaucoup d'homologies avec l'image inconsciente, proposant à la fois un sens et une traduction du réel.
III Exorcisme et sublimation
La symbolique de la photographie s'enrichit aussi d'être mise en contact avec la société dans laquelle elle évolue : art visuel moderne, elle favorise évidemment la vue, que nous percevons comme le plus noble des sens parce qu'il permet la distance et la contemplation ; la fixation affective se fait à distance et par le fait même de cette distance, c'est-à-dire par sublimation.
Cependant, la photographie s'oppose aux pathologies névrotiques du temps parce qu'elle est le médium qui organise la temporalité et qui lutte rationnellement contre la fuite du temps ; tout au plus induira-t-elle un comportement nostalgique. La photographie reste toujours du côté social de la contemplation, c'est pourquoi elle a été tolérée et même promue par la société ; et si elle entretient des rapports avec des pathologies psychanalytiques, c'est peut-être parce qu'elle joue ce que la maladie mentale prend si tragiquement au sérieux, peut-être montrant les phantasmes pour les exorciser. Ainsi, dans le rapport de l'homme au temps, l'homme doit conjurer non seulement la mort mais aussi toute expérience de la temporalité (l'éloignement, le changement affectif, le vieillissement...) et pour cela, la photographie est une hygiène mentale : on se garantir sur son passé en se construisant son musée personnel, on tente de se souvenir pour pouvoir oublier avec bonne conscience.
La photographie est à la fois une activité intime et une activité qui se réalise dans une légitimation sociale, elle assume ainsi une fonction intermédiaire dans la régulation et la discipline de la vie subjective : par exemple, dans le travail du deuil, la photographie occupe un cérémonial à fonction sociale, aide l'être cher "à vivre dans le souvenir", seule manière de rationaliser la mort et de continuer à vivre.
En tant qu'expression de l'intime devant la société, la photographie bien sûr n'est jamais parfaite ; cette imperfection fonde peut-être finalement son ambivalence : ce que symboliserait alors la photographie, serait le vertige d'une subjectivité qui n'a pas de langage mais qui, parce qu'elle représente toujours le réel, empêche le basculement dans la pathologie psychanalytique.
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