vendredi 31 décembre 2010

La critique des dandys


   "Dans ces jours déplorables, une industrie nouvelle se produisit, qui ne contribua pas peu à confirmer la sottise dans sa foi et à ruiner ce qui pouvait rester de divin dans l’esprit français. Cette foule idolâtre postulait un idéal digne d’elle et approprié à sa nature, cela est bien entendu. En matière de peinture et de statuaire, le Credo actuel des gens du monde, surtout en France (et je ne crois pas que qui que ce soit ose affirmer le contraire), est celui-ci : « Je crois à la nature et je ne crois qu’à la nature (il y a de bonnes raisons pour cela). Je crois que l’art est et ne peut être que la reproduction exacte de la nature (une secte timide et dissidente veut que les objets de nature répugnante soient écartés, ainsi un pot de chambre ou un squelette). Ainsi l’industrie qui nous donnerait un résultat identique à la nature serait l’art absolu. » Un Dieu vengeur a exaucé les vœux de cette multitude. Daguerre fut son Messie. Et alors elle se dit : « Puisque la photographie nous donne toutes les garanties désirables d’exactitude (ils croient cela, les insensés !), l’art, c’est la photographie. » A partir de ce moment, la société immonde se rua, comme un seul Narcisse, pour contempler sa triviale image sur le métal. Une folie, un fanatisme extraordinaire s’empara de tous ces nouveaux adorateurs du soleil. D’étranges abominations se produisirent. En associant et en groupant des drôles et des drôlesses, attifés comme les bouchers et les blanchisseuses dans le carnaval, en priant ces héros de vouloir bien continuer, pour le temps nécessaire à l’opération, leur grimace de circonstance, on se flatta de rendre les scènes, tragiques ou gracieuses, de l’histoire ancienne. Quelque écrivain démocrate a dû voir là le moyen, à bon marché, de répandre dans le peuple le goût de l’histoire et de la peinture, commettant ainsi un double sacrilège et insultant à la fois la divine peinture et l’art sublime du comédien. Peu de temps après, des milliers d’yeux avides se penchaient sur les trous du stéréoscope comme sur les lucarnes de l’infini. L’amour de l’obscénité, qui est aussi vivace dans le cœur naturel de l’homme que l’amour de soi-même, ne laissa pas échapper une si belle occasion de se satisfaire. [...]
   Comme l’industrie photographique était le refuge de tous les peintres manqués, trop mal doués ou trop paresseux pour achever leurs études, cet universel engouement portait non seulement le caractère de l’aveuglement et de l’imbécillité, mais avait aussi la couleur d’une vengeance. Qu’une si stupide conspiration, dans laquelle on trouve, comme dans toutes les autres, les méchants et les dupes, puisse réussir d’une manière absolue, je ne le crois pas, ou du moins je ne veux pas le croire ; mais je suis convaincu que les progrès mal appliqués de la photographie ont beaucoup contribué, comme d’ailleurs tous les progrès purement matériels, à l’appauvrissement du génie artistique français, déjà si rare. La Fatuité moderne aura beau rugir, éructer tous les borborygmes de sa ronde personnalité, vomir tous les sophismes indigestes dont une philosophie récente l’a bourrée à gueule-que-veux-tu, cela tombe sous le sens que l’industrie, faisant irruption dans l’art, en devient la plus mortelle ennemie, et que la confusion des fonctions empêche qu’aucune soit bien remplie. La poésie et le progrès sont deux ambitieux qui se haïssent d’une haine instinctive, et, quand ils se rencontrent dans le même chemin, il faut que l’un des deux serve l’autre. S’il est permis à la photographie de suppléer l’art dans quelques-unes de ses fonctions, elle l’aura bientôt supplanté ou corrompu tout à fait, grâce à l’alliance naturelle qu’elle trouvera dans la sottise de la multitude. Il faut donc qu’elle rentre dans son véritable devoir, qui est d’être la servante des sciences et des arts, mais la très humble servante, comme l’imprimerie et la sténographie, qui n’ont ni créé ni suppléé la littérature. Qu’elle enrichisse rapidement l’album du voyageur et rende à ses yeux la précision qui manquerait à sa mémoire, qu’elle orne la bibliothèque du naturaliste, exagère les animaux microscopiques, fortifie même de quelques renseignements les hypothèses de l’astronome. [...] Mais s’il lui est permis d’empiéter sur le domaine de l’impalpable et de l’imaginai
re, sur tout ce qui ne vaut que parce que l’homme y ajoute de son âme, alors malheur à nous !"


Charles Baudelaire in  
Le public moderne et la photographie

8 commentaires:

  1. Il reproche à la photographie ce que ses contemporains y voient. Il déteste en elle l'image que lui en renvoie son époque. Mais la photographie ce n'est pas "un résultat identique à la nature".
    Baudelaire a du mal à se positionner clairement par rapport à la modernité. Ici, il la déteste, on dirait ; "l’industrie, faisant irruption dans l’art, en devient la plus mortelle ennemie". Est-ce que l'invention de l'imprimerie (reproduction technique et mécanique de la poésie) a contribué à "l’appauvrissement du génie artistique" ?

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  2. Paradoxus, nicht ?31 décembre 2010 à 13:56

    Quelle puissance ! quel style ! et quelle photo !

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  3. Oui, je crois que l'imprimerie a nui au livre. Elle l'a diffusé sans doute et c'est une très bonne chose. Mais il suffit de voir un livre ancien pour comprendre la différence. Ce qui a des bons aspects, peut en avoir de mauvais, aussi, accessoirement...
    Enfin, c'est bien la première fois qu'on peut être d'accord avec Baudelaire, ne boudons pas notre plaisir !
    L'industrie nuit forcément à l'art. Cette évidence est toujours bonne à rappeler. L'art industriel c'est comme le développement durable, c'est une connerie absurde.

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  4. Donc pas de littérature après les années 1450 ?

    il faut se méfier, selon moi comme selon Sextus Empiricus, des évidences, justement.
    Plutôt que ces arguments vaseux, je préfère encore la critique marxiste de Benjamin, je vous en publierai un bout ou deux bientôt : les moyens de reproduction mécaniques mettent à bas les notions fascistes d'œuvre, de génie, d'artiste et de propriété intellectuelle. Un art prolétaire universel, après on n'est pas obligé d'aimer les prolétaires.

    Si on aime vraiment l'art, on peut toujours essayer de renouveler ses formes pendant que le monde change et représenter un monde industriel plutôt que de se lamenter sur le moyen-âge.

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  5. L'argument n'est vaseux qu'aux âmes de boue... L'art me semble une notion élitiste. Un élitisme prolétarien, n'est-ce pas un plaisant oxymore ? Aimer l'art me paraît aimer quelque chose de l'homme qui est au dessus de l'homme. Une ambition divine, une singularité indissoluble. Mécaniser, fordiser la singularité : quelle programme !
    On peut être élitiste - c'est mieux si l'on comprend ce que cela signifie.

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  6. On peut être élitiste et détester les élites, c'est d'ailleurs le cas de Baudelaire, il me semble, non ?
    La technique, selon Benjamin, est justement le moyen par lequel l'homme se réapproprie l'art, qui n'est plus présenté comme quelque chose de mystique ou de magique.
    Être vraiment marxiste alors c'est préférer la photo et le cinéma à tous les autres arts bourgeois.

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  7. Le piège est grossier mon cher Loup et nous n'y tomberons que pour vous complaire. Soit, nous renonçons donc au marxisme s'il nous faut adorer les producteurs de cinéma et les tenanciers de galeries et de salles d'exposition pour demeurer marxiste... L'élitisme sincère ne suppose pas en effet qu'on respecte les élites actuelles et qu'on les croit légitimes. Leur mode de désignation, comme le montre magistralement Bourdieu étant corrompu, (la reproduction, la distinction) elles ne sont en fait nullement des élites mais plutôt une oligarchie ploutocratique. Nous défendons l'idée qu'il existe des hommes plus compétents que ceux là, des hommes de talent qu'on ne voit et n'entend pas. Nous vivons dans la conjuration des imbéciles avides. Pour revenir à l'art, dont je ne crois pas pourtant m'être tellement éloigné, ce n'est certainement pas au producteur, aux galeristes ni aux journalistes à dire ce qui est beau, ce qui est intelligent, ce qui est significatif. Mais bien à ceux qui comprennent ce dont il s'agit. A vous donc, mon cher Loup et à vos amis. Il faut vous construire une doctrine bien claire et solide - à l'abri des modes furtives et débiles, et des conventions intellectuelles débiles. Voilà noytre plus cher désir.

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  8. Loin de moi l'idée de tendre un quelconque piège, je résumais seulement la position, éminemment marxiste, de Benjamin que je peux ne pas partager.
    Ce qui m'attriste peut-être le plus : que le marxisme n'aime pas l'art.

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