samedi 28 mai 2011

L'état de la culture



                Contrairement à ce que peuvent affirmer les éternels pessimistes, nous vivons un siècle de progrès. Les cinquante dernières années ont montré qu'en matière de recherche, de science, de médecine et de technologie le monde occidental est en plein ébullition ; même socialement, si les riches ont un peu perdu de leur raffinement exquis, les pauvres sont plus policés. Certes, l'on pourrait à la limite dire que les critères de la haute culture désintéressée sont sur le déclin, et qu'une telle perte ne saurait être compensée par l'amélioration du niveau moyen, et on aurait raison.
                Aucune grande culture urbaine ou aucune civilisation n'a  jamais existé sans division de classe, c'est-à-dire sans transmission héréditaire de la culture au sein d'une culture donnée. Cette position a bien évidemment été amorcée par Marx et aucun conservateur ni progressiste ne l'a jamais dépassée ; il convient donc de revenir à Marx.
                Marx fut le premier à souligner que c'est la faible productivité qui a rendu nécessaire à la civilisation la division en classes sociales : la grande majorité devait travailler dur pour permettre à une minorité de se livrer à des activités qui caractérisent une civilisation. On comprend que pour Marx la science et l'industrie devaient au terme du processus faire disparaître ces division en abolissant le travail à plein temps.
                D'autres personnes comme Spengler ou Toynbee ont pu écrire que le développement technologique ne peut affecter les bases formelles de la civilisation mais l'histoire ancienne du pré- ou du proto-urbain rend l'argument intenable : les premiers effets de l'innovation technologique ont généralement été de bouleverser l'ordre politique, social et culturel : les formes héritées perdent leur pertinence jusqu'à ce qu'apparaissent des formes inédites mais plus appropriées.
                La révolution industrielle, la plus vaste et la plus totale des révolution de la civilisation depuis le néolithique, peut expliquer pourquoi notre culture populaire sombre au fond d'un abîme de vulgarité et de faux-semblant. Si une forme de civilisation supérieure doit subsister, elle ne peut le faire qu'en s'adaptant aux conditions de l'industrie. Cela signifie certainement d'abord une société sans classe ; mais avant cela, la plus grande menace de la révolution industrielle sur la haute culture est l'accélération des mouvements d'ascension économique : dans la mesure où il apporte le bien-être social à un très grand nombre, l'industrialisme attaque la culture traditionnelle. On ne peut pas arrêter l'industrialisme dont les bienfaits sont trop évidents ; la solution opposée, marxiste, est d'intensifier et d'étendre l'industrie pour offrir à tous un confort et une dignité sociale.

                Avant l'industrie, les loisirs s'opposaient au travail et constituaient l'aspect positif de la vie mais les deux n'étaient pas aussi séparés qu'aujourd'hui, ce qui permettait d'intégrer au travail des attitudes désintéressées propres à la culture, ce qui le rendait moins contraignant. En outre les loisirs et le confort d'une minorité étaient d'autant plus positifs pour la culture qu'ils n'étaient pas perçus comme éléments antithétiques du travail.
                Le changement radical de l'industrialisme dans les vies quotidiennes a été la séparation absolue du travail et de la passivité par la notion de rendement. L'efficacité devint synonyme de travail et la passivité fut associée au loisir. Les riches eux-mêmes ont cessé d'échapper à la domination du travail, le prestige dépendant à présent plus de la réussite professionnelle que du rang social ; la loi de l'efficacité pèse comme un sentiment de culpabilité.
                Une société guidée par le travail rend difficile à maintenir une tradition culturelle orientée par les loisirs ; cette idée tend à relativiser le socialisme comme seule issue car rien ne garantit qu'il dissipera cette double angoisse de la rentabilité et du travail. Il est difficile aujourd'hui d'imaginer la façon dont notre vie pourra cesser d'être organisée autour du travail.
                Ainsi, la solution pour sauver la culture serait d'en déplacer le centre de gravité carrément au sein du travail, au risque d'en modifier fondamentalement la nature. Aujourd'hui, toutes les activités de l'homme se sont distinguées  et parfaitement émancipées mais voici que l'industrialisme a recréé une société où tout le monde travaille, comme à l'origine, avant la division du travail ; ne devient-il pas alors nécessaire de combler l'écart entre travail et loisir ? et comment cela serait-il possible si ce n'est par la culture, dans son sens le plus authentique et le plus élevé ?

Clément Greenberg, 1953, in Art et culture

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